Keem Qa-gir Washa

L’on raconte que dans certaines familles seigneuriales des contrées orientales, il n’est permis au maître de n’avoir qu’un enfant mâle. Cette antique tradition des pays du Rhún, que connaissent certaines grandes maisons de seigneurs, existe pour s’assurer de la paix dans les royaumes, pour éviter les conflits d’intérêts, de succession et ainsi garantir la stabilité du pouvoir et l’héritage. Cette vieille tradition était particulièrement respectée par les seigneurs des îles du Rhún, maîtres de Tal Súlered et de l’archipel Nabal Mayzri. Chaque père n’avait qu’un fils et chaque fils n’en eu qu’un à son tour, si bien qu’au travers des âges, la Maison Washa ne connu pas une crise familiale. Elle resta particulièrement fière et stable, alors que certaines autres connurent bien des tourments. En l’an 948 du Quatrième âge, dans la magnifique cité de Tal Súlered, située sur l’île du même nom, naquit le fils héritier du seigneur des îles. Il prit alors le nom  de Keem Qa-gir Washa. Tel que le voulait la tradition du fils unique, son second prénom, Qa-gir, lui fut donné comme ce fut le cas de chaque garçon de la maison depuis ses origines. Cet héritage rappelait à tous que cette coutume est seule garante de la stabilité du pouvoir familial. Malheureusement, cette heureuse naissance s’accompagna d’une triste réalité. La jeune mère ne supporta pas la couche et mourut dans les heures qui suivirent l’événement.

Le jeune héritier du domaine eut tout le loisir de grandir dans l’opulence de la noblesse Urgath. Il rêvait dans sa jeunesse des batailles de ses ancêtres contre l’Empire et ces racines. Il aimait qu’on lui compte les récits des grands Seigneur-serpents des royaumes orientaux du passé et s’animait à l’idée de prendre les armes pour combattre lui-même. Keem Qa-gir aurait aimé partagé ses moments intellectuels de conquête avec son père, mais celui-ci menait un tout autre dessein. Borsh Qa-gir Washa, le seigneur des îles du Rhún, n’était pas un seigneur très puissant de la couronne, mais il jouissait d’une situation particulière et d’un confort certain sur l’archipel. Il se contentait alors de vivre d’une opulence malsaine, s’enrichissant des échanges commerciaux entre l’Urgath et le protectorat (et particulièrement avec le port d’Ostgul en Asdriag). Le seigneur était gras, ignorant et de futile compagnie. Il était bien connu pour son appétit démesuré, pour son comportement frivole avec des filles de petite vertu. Son peuple l’acclamait de sa gentillesse autant qu’il le moquait. Certains pensèrent que la mort de sa défunte épouse l’avait transformé, mais cette façon de vivre de fut jamais comprise, ni acceptée par le seigneur héritier, qui grandit alors dans la honte de son père.

Dans ces jeunes années, à un âge de raison, il interloqua son père, le suppliant de cesser de se comporter comme il le faisait, de faire honte à cette famille, à cette noble lignée. Il voulait qu’il prenne les armes, qu’il s’oppose à l’Empire, comme l’avait fait son père avant lui. Celui-ci avait combattu, en son temps, lors de la grande bataille au mur d’Amandil en Sagath. Il avait usé de la mer pour acheminer des troupes d’un bout à l’autre des flots, pour attaquer en puissance les défenses des hommes de l’Ouest et non pas pour commercer avec ces traitres de l’Empire et s’engraisser sans conscience de noblesse. Keem Qa-gir aurait même aimé recevoir une gifle à ce moment-là, que son père le corrige comme le fait un parent. Qu’il lui explique en quoi il avait tort ou qu’il le remette juste à sa place, mais le seigneur n’eut pas ce geste. Il était si gras qu’il peinait à lever ses bras ou à se déplacer. Il n’eut alors qu’un regard de dédain pour son fils, le toisant, sans vraie consistance, incapable d’argumenter. Les années passèrent et les relations familiales se dégradèrent.

Quand le fils Washa eut atteint ses 14 ans, son père l’envoya faire ces classes militaires à la capitale. Le jeune avait déjà appris l’usage de l’épée, de la lance et même l’équitation dans sa jeunesse. Il était également un navigateur talentueux, un prérequis pour devenir le seigneur des îles du Rhún, mais il lui restait beaucoup à apprendre. Borsh le fit donc rejoindre Urgash pour qu’il devienne l’écuyer d’un commandant du Nord. Pendant deux ans, le jeune homme fut formé en camp militaire au langage des armes, mais aussi à la rigueur de la stratégie, de la négociation. Après ces deux années, il accompagna son commandant vers une place forte du Nord, en garnison. Leur rôle était alors de maintenir la paix sur la frontière avec le Logath, de lutter contre les incursions de ces peuples et des Orcs des monts de fer. Bien que l’expérience fut enrichissante en de nombreux points, Keem Qa-gir ne put s’empêcher de voir dans ces années le désaveux d’un père incapable de lutter contre la raison, contraint d’éloigner de lui les troubles d’un fils trop réaliste. Il était persuadé de tenir là une vérité et s’en trouvait d’autant plus remonter contre son père et les seigneurs trop mous pour se rendre compte de l’état du pays. Le jeune homme trouvait sa force dans la colère qu’il portait contre son pays décadent, contre ses règles abérantes qui le poussait à surveiller au Nord d’ancien alliers alors qu’au Sud l’Empire pouvait venir comme bon lui semblait. Comment d’anciens amis, peuples unis et guerriers, pouvait s’adonner à de pareils hypocrisies ? Comment les seigneurs et le roi Urgath pouvait laisser passer tous les convois impériaux et transpirer les vermines du protectorat ? Pendant dix neuf ans, Keem Qa-gir Washa officia dans la forteresse du Nord, dont il fini par prendre le commandement dans les dernières années. Il eut alors tout le temps de murir la haine qu’il portait à l’Empire, au roi-pantin et sa cour de roturiers bourgeois avides, mais aussi aux seigneurs faibles et honteux comme pouvait l’être son père.

En l’an 983, Keem Qa-gir fut sommé de revenir aux îles du Rhún pour porter l’intendance du domaine. Son père était gravement malade et ses jours étaient comptés. Le commandant émérite rentra alors sur son île et alla trouver son père affaibli. En pénétrant dans la chambre, il le trouva sur son lit ; son père était une masse énorme, allongée sur le dos, incapable de se lever. Il n’arrivait plus vraiment à parler, la graisse de son cou pressant sur les parois de sa gorge. Le jeune héritier s’en trouva submerger d’une sensation de dégout intense et ses ressentis haineux resurgir d’une union de violence compulsive. Keem Qa-gir étouffa alors sauvagement son père de sa propre graisse, l’empêchant de respirer jusqu’à ce qu’il s’éteigne. Quand le corps dégoutant du père cessa ses frénésies mortuaires et resta inerte, le fils se redressa sereinement. Dans ce geste d’une violence incroyable, il venait de purger sa haine et l’avait maintenant matérialisée en volonté. Il devint alors le seigneur des îles du Rhun, à la place de son père et bien décidé à donner une tout autre direction au pouvoir qu’il avait entre les mains.

Deux ans après cet événement, le nouveau seigneur des îles s’en alla à la capitale pour jurer fidélité au nouveau roi Urgath, le roi Wosh. Il était de coutume pour les seigneurs de faire serment à leur roi. Mais ce roi semblait aussi faible et manipulable. Sitôt que cette alliance symbolique fut scellée, Keem Qa-gir s’en retourna sur son île pour mettre en place sa stratégie. Il ferma l’archipel aux navires du protectorat, taxant d’avantage les échanges commerciaux avec Asdriag ou Sagath. De sorte qu’en quelques années, il isola les îles du Rhún de la curiosité de l’Empire. Cela fait donc maintenant dix sept ans que Keem Qa-gir Washa est le seigneur des îles, administrant sur l’archipel la justice royale et faisant de temps à autres acte de présence à la capitale.