Chapitre 1 : Le véritable destin de Tuor
En Valinor la brillante, loin de Tirion, se trouve le royaume de Mandos. Les lois inexorables de Nàmo le gouvernent. Elles n’ont jamais été brisées, sinon par la beauté et la douleur du chant de Tinuviel, qui échangea sa vie éternelle contre une vie de mortelle, afin de redonner vie à Beren. Elle seule a pu émouvoir l’inexorable cœur de Mandos, elle seule a pu faire jaillir la grâce généreuse de la froide justice. Tout comme le cœur froid de Mandos se souvient des belles paroles de Lùthien, ses halls brumeux tressaillent encore de la beauté de son chant. Dans ces halls, ni en Arda, jamais plus on ne l’entendra.
Ainsi Lùthien témoignait aux êtres mortels que la justice de Mandos n’était pas sans clémence, et qu’il donnait à chacun sa part selon ses mérites. Quand mourut Fingolfin le Brave, Mandos l’accueillit avec chaleur, et très tôt il devait lui redonner un corps pour vivre à nouveau dans lumière et la chaleur de Valinor. Mais les âmes de ceux qui ne se repentent pas sont vouées à demeurer dans les halls de Mandos. Là les âmes innombrables songent dans l’éternelle attendent, là les morts se lassent même de leur ombre. Seul Mandos lui-même reste insensible au temps, son esprit a toujours le même caractère, et son humeur est à jamais égale. Car la sagesse de Mandos n’est pas de ce monde : il connait le bienfait caché du temps, le temps qui dissipe les passions des cœurs les plus mauvais. Dans les halls gris et brumeux les morts attendent le repentir. Ils quittent ces halls quand toute haine, toute colère, tout remords enfin a quitté leur âme. C’est alors que celle-ci, purifiée, peut accueillir joyeusement une enveloppe charnelle, et que les enfants d’Ilùvatar peuvent de nouveau parcourir le monde. Mais le monde que foulent les hommes n’est pas celui-ci, et ce monde est connu d’Eru seul. Car pour vivre à nouveau, les hommes doivent abandonner ce monde, tandis que le destin des elfes est lié au monde. Aussi dans le grand dessein d’Eru, les voies des hommes et des elfes ont été séparées, et si jamais le destin d’un être le mène entre ces deux chemins, il devra ultimement choisir entre l’un et l’autre. Ainsi Elros a choisit le destin des Atani, et Elrond celui des Quendi. Arwen et Lùthien, par amour, ont choisi la voie des mortels, qui ne mènent qu’une courte existence charnelle en Arda.
Un jour, Tuor, cheminait avec Elrond dans les jardins de Lòrien, où d’étranges rêves viennent à ceux qui s’y endorment, à l’ombre des arbres. Alors qu’ils reposaient au pied d’un mallorn, Tuor vit une soudaine tristesse dans le regard d’Elrond, qui passa comme une ombre sur son visage.
« - Quelle est cette pensée qui t’attriste, Elrond Semi-Elfe ?
- Hélas, grand-père, mon cœur est lourd, chaque fois que je pense à ma fille Arwen. Le destin nous a séparés, et son amour pour un mortel a créé un fossé que les Ainur ne nous ont pas permis de franchir. Souvent, j’implore Mandos de lui accorder la grâce de me rejoindre en Valinor, mais son cœur reste insensible à mes supplications. Son absence me ronge et la longue vie des Elfes me pèse. Nous autres Elfes, envions la courte vie des Hommes, qui ont reçu le don de la mort, car l’éternité est un fardeau. Nous avons assisté au dépérissement de la Terre du Milieu, et un jour, cela est certain, nous assisterons même au déclin de Valinor. »
La joie habituelle de Tuor avait disparu, et son front brillant était traversé d’une ride soucieuse.
« - J’ai l’impression qu’Eru n’a épargné aucune peine à ses enfants, mais au moins a-t-il été juste. La lassitude est le lot des Elfes, ils ne connaissent pas de vive douleur, ou de mort définitive, car leur grâce les protège, mais ils s'étiolent et leur chagrin s’accumule dans le temps, devenant bientôt un fardeau trop long à porter. Quant aux Hommes, combien en ai-je vu mener une vie de souffrances ? Leur corps dépérit en quelques hivers, la maladie les frappe aisément, ils sont bien vite lassés par une vie de travaux. Les maux leurs tombent sur le dos rapidement et sans répit, ils voient leurs êtres chers mourir, et bientôt ils meurent aussi, avant d’avoir pu profiter pleinement de leur existence. Celle-ci, pour courte qu’elle soit, les exténue aussitôt : une brève fraction de leur vie passée dans l’être aimé leur paraît une lente et douloureuse agonie. J’ai moi-même connu ces deux destins, et je préfère encore celui des Elfes, car nous avons le temps d’oublier que nous avons été condamnés à la souffrance.
- Et moi j’en viens à préférer celui des Hommes, car la mort rapide est un sort généreux. J’ai choisi le destin des Elfes, mais maintenant je le regrette amèrement. Hélas, comment pourrais-je m’en retourner maintenant ? J’ai encore une femme, et deux fils. Et faire un choix tel que celui-ci augmenterait le chagrin de ce monde.
- Tu le regrettes ton destin, et tu en désires un autre. Mais tu n’es pas différent de tous les êtres qui connaissent la souffrance, et dont l’esprit divague. Ils se plaisent à penser que la souffrance d’autrui est préférable à la leur, ou que leur cœur pourrait supporter plus aisément un destin différent. La vérité est qu’on ne nous a épargné ni joie, ni souffrance, et que nous devons vivre en attendant notre sort, et nous en contenter. Cependant je te plains fils, car on t’a donné le choix entre plusieurs destins, et devoir faire un choix est plus douloureux que de ne pas en avoir. Moi, je n’ai pas eu à en faire, ou du moins je n’ai pas été confronté au dilemme qui te tourmente. Je suis venu à Valinor avec un cœur hardi, et les Valar m’ont accueilli parmi eux. Il me semble que j’ai été gracié de toute souffrance, car je suis encore un Homme, et pourtant je ne connais pas les tourments de ma race, car mon corps ne dépérit point. Je ne ressens pas la douleur de ce monde comme la ressentent les Elfes, car mon destin n’est pas lié à celui-ci. J’ai l’esprit léger. Ma mort a été retardée, indéfiniment, il me semble. Et pourtant je ne l’accueillerais pas avec tristesse, si elle survenait, car on m’a donné bien plus que je ne mérite, et de tout les Hommes, moi seul ait reçu l’insigne présent de pouvoir connaître l’amour éternel en ce monde.
- Pourquoi chevauches-tu donc vers Mandos, est-ce pour plaider la cause de ta race, comme l’a fait jadis père ?
- Je pense que ce que l’on m’a donné ne l’a pas été en vain. Il y avait un dessein secret derrière cela. Bien que la sagesse de Mandos nous dépasse, ses choix ne sont jamais vains. Je pressens que son esprit a pu avoir quelque vision qu’il a gardée inconnue de tous, et maintenant mon cœur est appelé vers lui de façon irrépressible. J’ai une tâche à accomplir dans les Halls de Mandos, et peut-être bien plus encore. Je devrai peut-être payer chacune de mes récompenses imméritées d’un revers du destin bien plus cruel, qui sait ! » Tuor éclata d’un grand rire, et se leva en entraînant Elrond avec lui. Sa fougue était restée la même après tant de siècles, mais il semblait plus sage que jadis, ou tout du moins il semblait même à Elrond qu’il parlait par énigmes, à la manière des magiciens et des Sages.
Elrond et Tuor galopèrent à bride abattue dans les vertes plaines d’Aman, parmi lesquelles explosaient les splendides fleurs de Yavanna, comme des feux de mille couleurs. Devant eux surgit bientôt l’immense entrée des cavernes de Mandos. La terre béante était ouverte à leurs pieds, une bouche rocailleuse qui attendait de les engloutir. Devant l’entrée, assise sur un rocher, était Vairë, la Tisserande du Destin, concentrée sur son ouvrage. Ses mains semblaient s’agiter dans le vide, car elle tissait des liens qui ne couraient pas dans le monde physique, mais au contraire s’emmêlaient et s'enfonçaient loin dans le monde spirituel, si bien que même Elrond ne pouvait pas les distinguer. Le visage de Vairë était dissimulé sous un voile de dentelle noire qui lui couvrait le visage, mais Tuor et Elrond sentirent qu’elle les regardait.
« - Bienvenue Tuor Eladar, ta venue m’étais attendue. Il y a bien longtemps depuis que j’ai commencé à tisser le fil qui t’a mené ici.
- Salutations, Dame Vairë. Vos paroles me troublent et me rassurent à la fois, car elles me révèlent que mon sentiment d’avoir à faire en Mandos n’était pas infondé.
- Entre Eladar. Mais toi Peredhel, je ne te conseille pas de le faire, car si tu choisis d’entrer en Mandos, tu auras les réponses que tu cherches, mais ces réponses te conduiront bien loin des vertes plaines d’Aman.
- C’est un risque que je dois prendre, Dame Vairë, car en cet instant les réponses me semblent préférables aux dangers.
- Qu’il en soit ainsi. Approchez, et soyez revêtus du manteau de Vairë. Il est tissé du même fil que celui du destin des enfants d’Ilùvatar, quoi qu’il ait de plus grands pouvoirs, car il vous permettra de voyager dans le monde invisible et d’en revenir. Adieu ! »
Après les avoir revêtus de manteaux gris qui les dissimulèrent aux yeux des vivants, Vairë passa devant eux pour s’enfoncer dans les cavernes de Mandos, mais quand Elrond et Tuor la suivirent pour y pénétrer, elle avait disparu. Devant eux s’étendait le Royaume Gris, où les vivants ne sont pas admis à résider, et les morts résident sans espoir.